Afin de répondre à la question de savoir si les juristes tunisiens font de la politique, ou plus exactement de savoir comment les juristes font de la politique, cet article part de la notion de « complexe juridique » développé par les sociologues du droit Terence C. Halliday, Lucien Karpik et Malcom M. Feeley. Ces auteurs ont forgé cette notion, tant pour décrire les rapports entre avocats et magistrats, que pour rendre compte de leur capacité à faire évoluer les régimes autoritaires dans le sens de l’institutionnalisation d’un régime politique libéral. Dans le cas tunisien, nous élargissons les contours de ce complexe juridique en y incluant les juristes universitaires. Par les voies de la doctrine, de leur expertise technique dans l’élaboration des textes, de leurs enseignements, de leurs interventions dans l’espace public, ils sont, au même titre que les avocats et les magistrats, des vecteurs potentiels d’une évolution libérale des régimes autoritaires. La piste paraît d’autant plus pertinente que les juristes universitaires tunisiens, par conviction et par l’histoire de leur communauté scientifique, se rattachent de manière dominante aux courants doctrinaux prônant une approche universaliste des droits de l’homme et un constitutionnalisme libéral. De manière générale, cet article vise à éprouver le caractère heuristique de la notion de complexe juridique et d’en esquisser les limites, notamment quand il s’agit de prendre en compte les dynamiques historiques et de restituer finement l’articulation entre variables professionnelles et variables politiques. Aussi, cette contribution s'intéresse-t-elle dans une premier temps, à l’inscription des juristes dans le contexte autoritaire de la construction de l’État indépendant. Dans un deuxième temps, l'article examine la façon dont ces professionnels du droit ont participé, parfois de manière heurtée et contradictoire, à la construction des institutions de la « révolution » et la « transition démocratique ». Puis, in fine, en se focalisant sur l’actualité la plus récente, il réfléchit à la manière dont le président Kais Saïed, constitutionnaliste élu à la présidence de la République, promeut, en juriste populiste un projet constitutionnel oxymorique articulant verticalité présidentialiste autoritaire et horizontalité démocratique, qui, en garantissant l’« unité du peuple » par l’unité d’un système institutionnel ascendant vers la personne du chef de l’État, implique des recompositions des relations entre le pouvoir politique issu du coup d'Etat du 25 juillet et les professionnels du droit.