Raconter une vie est une étrange gageure. On sait déjà que tout fera prisme, qu’on le veuille ou non : la subjectivité, la sensibilité, le passage du temps qui a altéré la mémoire des témoins, le caractère lacunaire des faits. On sait aussi que les mots qui mettront en récit, parce qu’il s’agit bien de raconter, vont imprimer leur rythmique au fil biographique qu’ils bâtiront, au risque d’écraser parfois la singularité des événements vécus, leur vérité, leurs nuances surtout. Et cela alors que, dans bien des cas, le ou la biographiée ne sont plus là pour se défendre. Que reste-t-il, cinquante ans après la mort d’un homme, une fois son corps « divis[é] à l’abîme infini », que reste-t-il quand ceux qui l’ont connu ne sont pour la plupart déjà plus là ? Que faire devant une mémoire encore vive, mais qui donne des signes tout aussi évidents que l’oubli a commencé son travail à bas bruit ? Lorsque j’ai commencé mon enquête biographique sur Armen Lubin , écrivain arménien et français, né en 1903 à Istanbul et mort en 1974 à Fréjus, je disposais de peu de traces matérielles : une édition reprise par Gallimard, son éditeur historique, contenant trois de ses recueils et publiée en 2005 dans la collection « Poésie » assortie d’une préface de Jacques Reda ; un double numéro des Cahiers bleus (héritiers des Cahiers des Saisons dans lesquels Lubin avait beaucoup écrit), paru en 1984 pour célébrer le dixième anniversaire de sa mort. C’est dans ces Cahiers bleus, conçus comme un hommage de ses amis et ses admirateurs, que j’ai découvert l’existence d’une abondante correspondance avec Madeleine Follain . Cette dernière, amie fervente, avait elle-même opéré une sélection d’extraits de lettres d’Armen Lubin ; sélection qui, bien qu’incomplète, donnait une idée de ce qu’avait pu être la richesse de leurs échanges, et de l’intérêt qu’ils pouvaient présenter dans une perspective biographique.